Chasser les biais des évaluations de performance

Le 4 mars 2024 |
L’évaluation des collaborateurs selon leur potentiel, pratique courante au sein des entreprises, est sujette à de nombreux biais. Selon plusieurs études récentes, le procédé pénalise largement les femmes, qui se trouvent moins promues que les hommes en raison de leur potentiel de leadership jugé inférieur, et accentue de fait les inégalités en matière de promotion et de salaires.

C'est un cliché qui a la vie dure : dans le monde professionnel, les femmes seraient intrinsèquement moins ambitieuses que les hommes. C'est évidemment faux : si les femmes sont moins promues, si leurs carrières peuvent connaître moins de fulgurances, c'est en raison de problèmes structurels qui s’inscrivent à l'intérieur même de l'encadrement managérial. Plusieurs études ont récemment mis le doigt sur l’épineux sujet des biais de genre dans les évaluations annuelles de performance, et sur la manière dont ces évaluations contribuent à systématiquement désavantager les femmes au cours de leur carrière.

Une étude de l'université de Yale s’est attachée à recenser et analyser les évaluations de performance de plusieurs milliers de salariés durant 5 ans, sur la base de deux grands indicateurs : la performance opérationnelle, soit le résultat effectif ; et le potentiel, qui rassemble des notions aussi subjectives que le charisme, l’assertivité, le leadership ou l’ambition. Des caractéristiques associées de manière stéréotypée aux dirigeants masculins.

Les femmes mieux notées en matière de performance

L’étude relève un cuisant paradoxe : alors que les femmes sont globalement mieux notées que les hommes sur le plan de la performance opérationnelle (+ 7%), elles sont 28% moins nombreuses à recevoir la meilleure note en « potentiel ». Or, ce deuxième indicateur est souvent le plus décisif dans une carrière. Ainsi, malgré leurs meilleures performances, les femmes se retrouvent invalidées en bout de course : parce qu’elles sont incorrectement jugées comme ayant un potentiel de leadership moindre, elles ont en moyenne 13% moins de chances que les hommes d’obtenir une promotion.

Pour les femmes, la première conséquence est un phénomène d’auto-limitation, ou opting out : certaines femmes évitent ainsi de candidater à des postes importants, voire refuseraient des promotions pour se mettre à l’abri du pouvoir. Selon l'Observatoire de la Mixité, 48% des femmes renoncent à présenter leur candidature à un poste à responsabilités - contre 41% de leurs collègues masculins.

Biais cognitifs inconscients et biais de genre

Selon une autre étude de l’université de Harvard, les biais observés dans les processus d’évaluation annuelle relèvent autant d’une problématique de genre que de biais cognitifs fortement ancrés dans le monde de l’entreprise. Parmi eux, le biais d’expérience, qui valorise les tâches les plus visibles, riches en interactions sociales (conférences, colloques, interviews) au détriment de tâches davantage privilégiées par les femmes, comme le renforcement de la cohésion d’équipe ou de la sécurité psychologique des collaborateurs et collaboratrices. Citons encore le biais de proximité, qui fait penser que les personnes les plus proches physiquement effectuent des tâches plus importantes - cette fois encore au détriment des femmes, lorsqu’elles sont en télétravail, ou encore le biais de favoritisme, qui consiste à favoriser les membres d’un groupe auquel on s’identifie.

D’autres biais sont à l’œuvre lors des évaluations annuelles, comme le biais du « prouve le encore » (les erreurs des femmes sont davantage relevées, et retenues plus longtemps), le biais de la corde raide (quand être autoritaire et ambitieux est valorisé chez hommes, cela entraîne les qualificatifs d’ « agressive » ou « difficile » chez les femmes, davantage défiées que les hommes sur leur « personnalité », le biais du mur de la maternité qui entraîne à faire l’hypothèse que, du jour où une femme devient mère, elle devient tout à coup désengagée, moins compétente, surmenée. Ces différents biais favorisent naturellement les hommes lors des évaluations, et donc des promotions et des augmentations, ces derniers ayant culturellement acquis plus de réflexes sociaux, et ayant plus d’aisance lorsqu’il s’agit de se rendre visible ou de s’auto-évaluer.

Quelles solutions ?

Une des premières pistes à explorer serait d’objectiver au maximum les évaluations de potentiel : en dressant une liste de critères précis et tangibles, on diminue significativement le risque que les biais de genre s’invitent dans l’évaluation. Un autre point d’amélioration consisterait à mieux former les évaluateurs, et à mieux les récompenser en fonction de leurs évaluations, peut-être en instaurant des barèmes. Évaluer les évaluateurs est aussi un moyen de faire performer l’encadrement managérial et de le rendre plus organique, moins monolithique.

Enfin, former les collaborateurs à valoriser leurs propres réalisations est également une solution qui a fonctionné dans les expériences nommées pour remédier aux inégalités dans les évaluations. C’est à chaque collaborateur, à chaque évaluateur de se poser les bonnes questions afin de donner aux femmes et aux hommes des chances égales de promotion et de développement professionnel.

Tribune initialement publiée dans La Tribune Dimanche - Édition du 3 mars 2024