A quoi ressemblera l’audit(eur) du futur ?

Le 2 février 2021 |
Improbable hier, nécessaire aujourd’hui, la réinvention de l’audit est sur le point de marquer un tournant dans l’histoire de la profession. Après une décennie durant laquelle se sont succédées à un rythme effréné des transformations profondes et simultanées, le commissariat aux comptes fait face, comme les entreprises, à des enjeux et défis inédits. Dans ce nouveau paradigme riche en opportunités, l’audit doit poursuivre sa mutation en explorant les trois puissants leviers dont il dispose : la technologie, le capital humain et l’intelligence collective. En 2021, où en est l’audit en matière d’innovation ? A quoi ressemblera l’audit(eur) du futur ? Jusqu’où les cabinets d’audit peuvent-ils évoluer et répondre aux nouvelles attentes des clients sans mettre en péril leur indépendance ? Et si la vraie réinvention passait par l’humain et le collectif ? Epopée d’une innovation dans un métier réglementé.

De la complexité d’innover dans un métier réglementé

L’avènement de la révolution numérique, l’émergence de technologies disruptives, l’apparition de risques inédits, l’entrée en vigueur de nouvelles réglementations, la transformation accélérée des modèles économiques et plus récemment, la crise sanitaire et économique sont autant de facteurs à l’origine d’un profond bouleversement de l’écosystème économique. Dans ce contexte sont nés de nouveaux besoins (cybersécurité, analyse de données en masse, enjeux extra-financiers…), jusqu’alors partiellement pris en charge par l’auditeur et ne relevant parfois pas du périmètre qu’il est habilité à couvrir.

Si à travers les années, la mission de tiers de confiance indépendant du commissaire aux comptes est restée la même, les attentes des entreprises à son égard ont en revanche nettement évolué. A tel point qu’un certain nombre d’interrogations légitimes se voient aujourd’hui soulevées quant au rôle et au périmètre d’intervention de l’auditeur, qui ne saurait outrepasser la déontologie de sa fonction réglementée. Source de confusion et de paradoxes, le décalage entre la mission réelle de l’auditeur et les expectatives des entreprises à son égard est un sujet de grande actualité pour la profession. En sa qualité de tiers de confiance et d’interlocuteur de proximité des dirigeants et de la gouvernance des entreprises, le commissaire a, et depuis toujours, pour principale mission de certifier les comptes des organisations l’ayant désigné. Toutefois, la matière auditée et la façon d’auditer ne sont plus les mêmes qu’il y a dix ans. Non seulement, les périmètres audités se sont étendus, puisqu’il est désormais question d’audit financier et extra-financier, mais l’audit a aussi su tirer pleinement parti du potentiel des technologies en faisant évoluer ses procédures, à présent outillées de manière à permettre à l’auditeur de mieux exercer son jugement professionnel. Deux changements de taille au service de la mission de certification intrinsèque à l’audit.

Néanmoins, l’extension progressive et ininterrompue du périmètre d’intervention du commissaire aux comptes couplée à sa maîtrise des technologies de rupture a conduit les entreprises à attendre toujours plus de leurs auditeurs. Alors qu’elle n’est pas mentionnée explicitement dans les normes d’exercice professionnel du commissaire aux comptes, la cybersécurité constitue un parfait exemple, parmi de nombreux autres, de ces nouvelles demandes des entreprises envers leur tiers de confiance. Ce souhait d’élargissement du scope de l’auditeur s’est d’ailleurs vu accentué par la crise sanitaire : en 2020, comme en 2021, les sollicitations relatives à la continuité d’activité, à l’évaluation des modèles économiques ou encore à la détection de la fraude ont explosé. Pourtant, le commissaire aux comptes n’a, par exemple, pas pour rôle de détecter la fraude mais de mettre en œuvre des diligences pour couvrir son risque, dont la maîtrise revient au contrôle interne de l’organisation dont il est question.

Ces différents constats illustrent le décalage grandissant entre la mission réelle du commissaire aux comptes et ce que les entreprises tendent de plus en plus à attendre lui : du conseil. Un rôle incompatible avec son statut de tiers de confiance indépendant. Cela pose des questions de fond pour la profession et le régulateur qui, à juste titre, appelle à la prudence en matière d’innovation. Dès lors, quelle posture l’auditeur doit-il adopter face à ces nouvelles expectatives ? Au regard de la nature de ces dernières, les entreprises ne passeraient-elles pas, en réalité, à côté du vrai rôle et des nouveaux apports du commissariat aux comptes, à savoir le gain continu de valeur ajoutée des audits rendu possible par les technologies et pratiques innovantes auxquelles recourent déjà les auditeurs ?

Des innovations technologiques pensées par et pour l’humain

Les innovations technologiques sur lesquelles l’audit a su capitaliser ont vocation à opérer deux transformations majeures : un changement d’échelle, aujourd’hui abouti, et un changement de temporalité, à venir. Basées sur des technologies de pointe, les solutions innovantes pensées par, et pour l’humain, servent à la fois les auditeurs en leur permettant de mieux exercer leur scepticisme professionnel, mais aussi les entreprises, dont la relation avec leur tiers de confiance ne cesse de se renforcer et de gagner en qualité.

Il y a encore dix ans n’étaient traités par les auditeurs que des échantillons d’événements aléatoires, lesquels offraient une assurance limitée. Dans un premier temps, l’intégration de solutions de data analytics a rendu possibles la production instantanée d’indicateurs et l’augmentation du volume de données contrôlées. Un premier pas dans le futur pour le métier, alors digitalisé depuis peu. Cependant, ce sont surtout les solutions de process mining et de big data qui ont véritablement enrichi le panorama au point de permettre à l’audit de changer d’échelle et d’entrer dans une nouvelle ère : celle du traitement fin et exhaustif des données couplé à l’analyse globale de l’ensemble des processus. Survenue somme toute relativement récemment, cette révolution bénéficie indiscutablement à la qualité des audits donc à la sécurité des états financiers depuis maintenant plusieurs années.

En laissant une intelligence artificielle suggérer des schémas d’atypismes, de fraudes ou d’erreurs sur la base d’historiques, l’audit pourrait, à terme, devenir continu, prédictif, voire prescriptif. Encore en phase de développement et de tests, ces nouvelles solutions fournissent déjà des résultats satisfaisants et ne verront le jour que lorsqu’elles seront parfaitement opérationnelles. En effet, leur fiabilité requiert une conception particulièrement méticuleuse des requêtes et algorithmes, dont la personnalisation selon le contexte reste ardue au vu de la complexité des cas d’usage. Ce changement de temporalité constitue la prochaine étape de la transformation technologique de l’audit : elle marquerait une seconde révolution pour ce métier qui, historiquement et par essence, appartient au monde de l’a posteriori, en faisant état rétrospectivement des événements passés pour en tirer des conclusions. Cet audit continu, pour l’heure encore futuriste, est parfois source de malentendus au sein des entreprises : il n’épargnerait évidemment pas à l’entreprise la production de ses états financiers, le rôle de l’auditeur n’étant pas de créer de l’information à sa place ni de faire de l’ingérence dans son fonctionnement quotidien, mais simplement de témoigner du niveau de contrôle, de fiabilité et de sincérité de l’information produite par l’organisation.

De « l’audit financier informatisé » d’hier à l’audit augmenté© de demain, l’ensemble des innovations technologiques, passées et futures, ont un point commun et pas des moindres : la prédominance de l’intelligence humaine, qui non seulement conçoit, pilote et adapte les outils, mais surtout exerce son scepticisme professionnel sur les conclusions de la machine. Cette supériorité est le dénominateur commun de chaque innovation, et il aurait été impensable, pour un métier réglementé et de jugement tel que l’audit, d’imaginer l’innovation autrement. Quelles que soient les évolutions de périmètre et de méthodologies, le scepticisme professionnel restera fondamental, et aucune technologie ne saurait le remplacer. En travaillant en duo avec ses outils, l’auditeur se voit enrichi, augmenté, en étant par exemple capable de comparer aisément un fait isolé à l’intégralité de l’historique d’événements ; non seulement du client, mais aussi de l’ensemble du marché. C’est donc main dans la main, et toujours selon un rapport hiérarchisé, que le commissariat aux comptes collaborera avec la technologie au bénéfice de la transparence et de la confiance. A l’instar du jugement professionnel et d’autant plus que la technologie appartient au monde de l’instantanéité voire de l’oubli, il est clair qu’aucune intelligence artificielle ne saurait répliquer la valeur résolument humaine qu’est la confiance, laquelle s’expérimente à travers une relation interpersonnelle qui se nourrit et se consolide avec le temps.

Désormais délesté des tâches chronophages, répétitives et à faible valeur ajoutée grâce aux apports de la technologie, l’auditeur a dorénavant pour mission de se concentrer prioritairement sur la création de valeur ajoutée et sur l’entretien de cette relation de confiance. Progressivement, les clients ont vu émerger trois bénéfices direct de cette évolution du métier. D’une part, la technologie a adapté les calendriers d’intervention : compte tenu du fait que l’auditeur est en mesure d’extraire directement les informations des systèmes, il ne sollicite le client qu’aux moments les plus opportuns, en dehors des pics d’activité. D’autre part, c’est dorénavant analyse préqualifiée en main que l’auditeur se rend chez son client afin de mettre directement en lumière les éventuels points de défaillance de façon documentée à l’échelle des événements. Cela donne incontestablement lieu à des échanges plus riches, pertinents et qualitatifs que par le passé. Enfin, grâce à son outillage, l’auditeur est aujourd’hui capable de réaliser des benchmarks approfondis et analyses évolutives afin d’enrichir la connaissance qu’a le client de son propre secteur d’activité ou métier. Manifestement, la technologie constitue un excellent levier d’apprentissage pour développer l’expertise sectorielle des auditeurs, d’ailleurs une très forte attente des entreprises en 2021.

Capital humain et intelligence collective : l’heure est à l’ouverture

A l’avenir, les cabinets d’audit seront de plus en plus sensibles aux candidats disposant d’une réelle expertise sectorielle et d’une vision élargie du monde qui les entoure, considérée comme une prédisposition à la co-construction. Indubitablement, le capital humain et l’intelligence collective constituent un puissant et formidable levier d’innovation : en 2021, il y a fort à parier qu’il puisse apporter des réponses aux nombreuses problématiques soulevées par les mutations qui ont bouleversé et qui continueront d’impacter les entreprises et la profession.

Amorcée il y a plusieurs années, la tendance à la spécialisation voire à l’hyperspécialisation des auditeurs ne cessera de se confirmer afin d’offrir aux entreprises des audits sur mesure, centrés sur les enjeux propres à leur activité. Pour ce faire, l’auditeur devra justifier d’une culture approfondie du secteur dont il pourra se targuer d’être devenu un fin spécialiste. Car les entreprises, conscientes du pouvoir de la technologie et de la montée en niveau de l’audit, redoubleront d’exigences et attendront de leurs auditeurs qu’ils maîtrisent parfaitement leur terrain de jeu, en étant notamment au fait de l’actualité sectorielle ainsi que des écueils et enjeux de l’entreprise et de son marché. En termes de méthodologie d’audit, l’auditeur de demain agira en véritable architecte pluridisciplinaire afin de concevoir une approche personnalisée pour son client. C’est pourquoi il devra disposer de l’habileté, de la vivacité et du talent nécessaires à la mobilisation de spécialistes pour l’accompagner, lorsqu’il en aura ponctuellement besoin. Assurément caractérisée par son agilité, sa finesse et la diversité de ses professionnels, la prochaine génération d’auditeurs sera intimement convaincue du caractère unique de chaque entreprise et par conséquent de l’absurdité que constituerait le recours à une approche d’audit préfabriquée voire répliquée. Ce vent de changement qui souffle sur le capital humain de l’audit est une vraie richesse pour les clients comme pour le métier.

Aujourd’hui à un tournant de leur histoire, les cabinets d’audit sont sur le point de réinventer leur modèle traditionnel. A la fois en cassant les silos, transversalité oblige, mais aussi en repensant leur organisation pyramidale. En effet, puisque les auditeurs de demain seront plus qualifiés et plus expérimentés, le triangle devrait graduellement se déformer : s’amoindrir à sa base et s’élargir en son centre, en favorisant le développement d’un noyau dense d’auditeurs aguerris et de spécialistes. En augmentant progressivement la part d’ingénieurs dans leurs effectifs au cours des dernières années, les cabinets d’audit ont amorcé un travail de diversification des profils de leurs recrues. Cette tendance est en fait allée de pair avec la transformation des grandes écoles : tout aussi élitistes que par le passé, mais dont les étudiants et diplômés des générations Y et Z sont peu à peu sortis des sentiers battus. Et ce, en multipliant les expériences à la fois au sein et en dehors des grands groupes ainsi qu’en start-ups, où les écosystèmes larges et ouverts sont propices à la co-construction : ce dont les cabinets peuvent se réjouir. Sans surprise, le prochain défi des ressources humaines concernera la fidélisation de cette nouvelle génération de collaborateurs, slasheuse, désireuse de multiplier les expériences et qui gagnerait peut-être à ne plus auditer à temps plein afin de développer par ailleurs, et dans le même temps, d’autres compétences utiles à sa fonction. La diversification des profils et la transformation de l’auditeur a toutefois ses limites : au vu des enjeux de plus en plus complexes à appréhender et de l’environnement toujours plus exigeant de la profession, il ne fait aucun doute que les profils recrutés resteront triés sur le volet, avec une préférence donnée aux professionnels expérimentés dont la richesse du parcours et la capacité à œuvrer dans une logique d’intelligence collective sauront faire la différence.

Si l’audit ne s’est ouvert que tardivement à la co-construction, c’est parce qu’il a longtemps paru improbable que les méthodologies d’un métier régulé soient disruptées. La montée en puissance des data analytics aura donné tort à cette supposition et fait naître un besoin urgent et impérieux d’intelligence collective à une époque où les cabinets d’audit et cabinets pluridisciplinaires ne disposaient structurellement pas, ou pas en quantité suffisante, des ressources adéquates dans leur capital humain pour prendre ce virage technologique. Cette mobilisation commune a donné lieu à l’intégration de technologies et à la sollicitation de fournisseurs de solutions, par la suite enrichies par la naissance d’une nouvelle fonction au sein des cabinets d’audit : le Chief Technology and Innovation Officer (CTIO), dont l’objectif est, précisément, de piloter cette intelligence collective au bénéfice de davantage de coopération et de transversalité. Mais au-delà de cette collaboration interne, les cabinets d’audit doivent à présent s’autoriser à aller plus loin dans l’intelligence collective. Par exemple en tissant des partenariats avec des acteurs de la pure tech. Une ouverture sur le monde extérieur, encore exotique il y a quelques années, à laquelle semble adhérer le régulateur, lequel a organisé des échanges avec l’ensemble des cabinets au sujet de l’impact des nouvelles technologies sur le métier : un signe d’ouverture à la coopétition ? Si cette dernière peut à première vue paraître illusoire, ne pourrait-elle pas servir, en définitive, l’efficience du co-commissariat aux comptes, l’expérience client, et par conséquent, la propre santé de notre profession ? En 2021, plus que jamais, la question se pose. Aux cabinets de tirer pleinement profit de ce que l’environnement leur offre pour façonner l’audit de demain, dont la mission d’intérêt général ne saurait être que renforcée par la puissance de l’intelligence collective.

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