Redonner du sens au travail : levier essentiel pour fidéliser les professionnels de santé

Avril 2022 | Perte de sens, conflit éthique, surcharge de travail et d’informations… Alors que des milliers de postes de soignants sont actuellement vacants faute de candidats, que les absences et démissions s’enchainent presque inéluctablement, les directeurs et managers des établissements sanitaires et médico-sociaux s’interrogent, désarçonnés, sur les leviers pour redonner du sens au travail et éviter la fuite des professionnels.

Fortes tensions sur les ressources humaines

Depuis maintenant plusieurs années, les soignants perçoivent une dégradation de leurs conditions de travail, de leur emploi et s’interrogent sur leur identité professionnelle. Intensité temporelle, contraintes horaires et physiques, charge mentale et émotionnelles, tensions relationnelles et conflits de valeurs sont notamment présents. Un retour à de hauts niveaux d’exposition aux risques psychosociaux se fait sentir[1].

Résultats :

  • Un taux d’absentéisme du personnel soignant qui augmente et qui interroge. Le secteur de la santé, tout confondu, a un des taux les plus élevés avec 6,6% soit 24 jours moyens d’absence.
  • Une augmentation du nombre de soignants qui quittent prématurément leur profession. A titre d’exemple, en 2019, 30% des jeunes diplômés abandonnaient la profession infirmière dans leurs 5 premières années d’exercice.

Sans surprise, la crise de la Covid-19 n’a rien arrangé. En première ligne depuis le début de l’épidémie, les soignants ne comptent plus les cas d’épuisement professionnel ou de burn-out dans leurs services. Sur 60 000 soignants interrogés par l’Ordre national des infirmiers, 43% déclaraient avoir l’intention de quitter la profession d’ici à cinq ans. Fin 2021, le Ministre de la Santé confirmait cette prévalence alarmante en dévoilant au grand public une hausse de près d’un tiers des postes vacants chez les paramédicaux par rapport à l’automne 2019 et la démission de plus d’un millier d’étudiants infirmiers avant la fin de leurs études entre 2018 et 2021.

Des métiers « passion » malmenés par la perte de sens

Alors que les métiers du soin et de l’accompagnement sont souvent qualifiés de métiers « passion »[2], force est de constater que la vocation ne suffit plus à fidéliser, attirer, convaincre une partie des professionnels du secteur de rester dans leur établissement.

Les études montrent que l’aspect vocationnel des métiers de santé est inversement corrélé au fait de quitter sa structure d’emploi et positivement corrélé au fait de s’identifier à son organisation (Cardador, Dane et Pratt, 2007). Autrement dit, si les conditions de travail et d’exercice ne correspondent pas aux attentes des professionnels ayant une vocation, ceux-ci ont tendance à quitter leur organisation assez facilement. A contrario, le fait « d’avoir une vocation » et de travailler dans des conditions propices qui alimentent le sens au travail permettent une identification et un engagement fort dans l’établissement.

Par ailleurs, le professionnel de santé trouve du sens dans son travail dès lors qu’il a la capacité d’accorder le temps nécessaire au patient. En effet, parmi les problèmes à l’origine de la perte de sens du métier, on compte tout d’abord l’incapacité des soignants à mener à bien les missions pour lesquelles ils se sont engagés (manque de moyens, désaccord avec la pertinence des consignes reçues, perte de sens de leur mission)[3]. De plus, ils ont le sentiment que les contraintes économiques et financières priment sur le prendre soin. Les motifs liés à l’environnement de travail (rémunération, opportunité de carrière) sont bien présents, mais ne sont cités que dans une deuxième série de réponses. Il est ainsi nécessaire de revenir aux fondamentaux des métiers de soin : permettre à chaque soignant de prendre le temps nécessaire pour s’occuper du patient.

Ces derniers mois, nous avons interrogé des dizaines de soignants et accompagnants, des établissements sanitaires et médico-sociaux. Sans surprise là encore, très intuitivement, ils parlent de leur travail en exprimant une « perte de sens », sans forcément d’ailleurs réussir à expliciter cette expression. La dégradation des conditions de travail, le manque d’effectifs qui contraint à un fonctionnement en mode dégradé (devenu fréquent là où il doit en principe demeurer l’exception), le manque de valorisation, y compris salariale, les modes de management inadaptés, sont entre autres avancés comme les causes d’une déshumanisation de leur travail. Cette dernière génère une tension pour ces métiers caractérisés par une forte relation à l’humain.

Parce que dans ces métiers plus que dans d’autres encore, le sens est intimement lié au prendre soin, au souci de réaliser des accompagnements de qualité, au sentiment d’utilité sociale, il semble qu’un conflit intérieur puissant naisse chez ces professionnels lorsqu’ils ne partagent plus les mêmes valeurs que leur institution ou qu’ils ressentent une forme d’injonctions contradictoires.  S’il devient impossible de réaliser des soins de qualité, que le rythme de travail est trop intense pour accompagner correctement le patient ou le résident, que les exigences de qualité sont accrues tout en ayant moins de moyens, le jugement d’utilité est malmené et le conflit intérieur survient, occasionnant mécaniquement la perte de sens.

Un rapport au travail différent et des aspirations nouvelles

Dans le même temps, le monde du travail est le reflet de notre société et de ses évolutions. La génération Z revendique ses droits, a un rapport au travail et à la hiérarchie très différent, des aspirations nouvelles : elle aspire à une liberté de parole et de ton au travail, plus d’autonomie, un management plus horizontal, souhaite être davantage impliquée dans les décisions… Elle est par ailleurs très ouverte aux outils numériques, aspire à un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle, souhaite une meilleure reconnaissance du droit à l’erreur. On peut y voir des sources de conflits générationnels, des difficultés managériales potentielles ; mais on peut aussi y voir un défi nouveau et une formidable opportunité pour redonner du sens aux professionnels. Aujourd’hui, les jeunes salariés attendent de se réaliser par le biais de leur travail, trouver du sens correspond à trouver des finalités dans l’activité, percevoir une utilité sociale dans l’activité réalisée.

Pouliot (2015), rappelle les bénéfices du sens au travail : « Un travail qui a du sens pour l’individu a pour effet un sentiment de bien-être (Morin, 2010 ; Morin et Forest, 2007 ; Arnold et al., 2007 ; Clausen et Borg, 2011), de sécurité psychologique, de sérénité (Morin, 2010), et favorise sa croissance personnelle (Steger et al., 2012). »

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IKIGAI

Chacun a son propre IKIGAI : concept japonais qui illustre l’équilibre à trouver entre ce qu’on aime, ce dont on a besoin, ce pour quoi on est payé, ce pour quoi on est doué et ainsi, être épanoui par tout ce que l’on fait. La jeune génération semble particulièrement attachée à cet équilibre.

Par ailleurs, le sens au travail surgit de l’expérience du travail comme mode d’agir en commun. Son expérience ne peut être complète que si elle est conforme à ses fonctions sociales et collectives. Autrement dit, le travail n’a de sens qu’au regard des relations que l’on noue avec les autres professionnels, les partages d’expériences, les projets et travaux en commun...

Bref… il semble urgent de redonner du sens à ces professionnels pour retrouver un cercle vertueux d’attractivité des métiers, d’embauche, de fidélisation… et que leur travail redevienne tout simplement synonyme d’épanouissement et de passion. Mais comment redonner ce sens, précisément ?

Si une réforme ambitieuse et complète du système de santé n’a jamais été aussi pressante, intégrant une véritable politique de revalorisation (salariale, mais pas que !) des métiers, les directeurs et managers des établissements ne peuvent attendre les réformes de l’Etat. Il y a urgence.  Ils sont ainsi contraints de se réinventer, innover, de proposer de nouvelles façons de travailler… et de travailler autant que possible sur les leviers de la qualité de vie au travail.

Les leviers managériaux pour redonner du sens et fidéliser

Nous sommes convaincus que le sens au travail, l’attractivité et la fidélisation passent aussi par une vision différente de l’organisation et du management, et le portage d’une véritable politique soucieuse du bien-être et de la qualité de vie au travail.

Au-delà de préoccupations en termes d’intensité du travail et de conditions d’exercice, les enjeux sont forts en matière de formation, accompagnement à la montée en compétences et à l’évolution de carrière (mobilité, validation d’acquis d’expérience, etc.), voire accompagnement dans les processus de reconversion.  

Les retours de nos clients le démontrent : les professionnels attendent une valorisation de leur engagement au quotidien et un soutien managérial plus fort. Ces éléments constituent des piliers de la qualité de vie au travail.

Ceci nécessite l’émergence d’une nouvelle dynamique et l’implication de tous les acteurs pour créer un environnement de travail qui permette aux professionnels de se réaliser pleinement, de favoriser leur appartenance à l’institution, de créer un milieu stimulant et intéressant, et pour répondre aux objectifs de qualité des accompagnements. Il s’agit là d’une démarche participative, portée par l’encadrement, qui adopte un style de management par l’intelligence collective pour intégrer l’avis des professionnels, les rendre plus autonomes et plus conscients des valeurs communes de la structure.

Il s’agit de penser différemment les organisations, le rôle de chacun, pour libérer les énergies, responsabiliser, permettre à chaque professionnel de trouver sa place et prendre part aux décisions, s’il le souhaite. Le modèle d’Hôpital Magnétique (« Magnet Hospital ») est, à ce titre, très inspirant. D’où nous vient-il ? Suite au constat de pénurie de soignants dans les hôpitaux américains dans les années 1980, une étude qualitative a été menée auprès d’un échantillon de soignants de 41 hôpitaux réputés « attractifs », afin d’identifier les leviers d’attractivité et de rétention des professionnels de santé. Sur cette base, depuis plus de trente ans, les multiples travaux académiques sur l’Hôpital Magnétique ont pour objectif principal de catégoriser les « forces magnétiques ». Selon les auteurs, l’inventaire peut varier, mais le recensement des huit dimensions essentielles de Kramer et Schmalenberg est le plus fréquemment cité dans la littérature :

  • une culture du soin centrée sur les besoins du patient
  • des soignants experts dans leur art
  • un soutien fort de l’institution envers la formation des personnels
  • un leadership infirmier de type transformationnel
  • un mode de management participatif favorable à l’empowerment des soignants
  • un climat relationnel collégial entre les médecins et les soignants
  • une autonomie des soignants dans leur sphère de décision clinique
  • une gestion adéquate des effectifs, adaptée à la charge de travail et aux besoins du patient.

Derrière tout cela, bien évidemment, le rôle du manager est fondamental. Il s’agit de dépasser le modèle hiérarchique du management classique pour faire place à l’intelligence émotionnelle et collective. Le manager n’est plus seulement celui qui tranche et qui arbitre, mais celui qui appuie et nourrit ses équipes pour qu’elles prennent des décisions et créent, osent. C’est avant tout un management qui inspire, qui fait sens, qui transmet et qui s’adapte à ses équipes.

La boussole de l’attractivité et de la fidélisation : outil-repère de Mazars Santé

Prenant appui sur ce modèle mais également sur d’autres éléments de littérature et les retours d’expérience de nombre de nos clients, nous avons construit une boussole de l’attractivité et de la fidélisation, fil conducteur de nos démarches d’accompagnement sur ces sujets.

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Graph 1 sens au travail part 1

 

Graph 1 sens au travail part 2

Article rédigé par Anaïs Vitry, Manager, Mazars Santé

Remerciements à Agathe de Gaudemaris, Camille Ginet, Anne-Clotilde Grivet Sebert, Inès Meissonnier et Laure Paillassou pour leurs riches contributions à la réflexion

Références :

  1. Étude de la Direction de la Recherche, des Etudes, de l’Evaluation et des Statistiques (DREES) en novembre 2021.
  2. Aspect vocationnel qui se caractérise par le choix d’un métier qui correspond à ses centres d’intérêts - Dick & Duffy, 2009
  3. Enquête menée par le collectif « Nos services publics » en octobre 2021.
  4. Selon François Varillon, le sens revêt trois dimensions :- Le sens comme direction et donc, comme objectif/but à atteindre,- Le sens comme signification et donc, comme valeur et raison d’être,- Le sens comme expérience et donc, comme ce qui motive.A partir de ces trois acceptions, le sens au travail peut se définir comme un travail pour lequel on connaît sa visée dans laquelle on se reconnaît et qui permet ainsi de s’impliquer toujours davantage pour faire toujours mieux.

Pour aller plus loin