Que retenir de la transposition de la directive « lanceur d’alerte » ?

Le 11 mai 2022 |
La transposition de la directive européenne dite « lanceur d’alerte », intervenue en mars 2022 et implicitement validée par le Conseil Constitutionnel, a sensiblement fait évoluer la protection du lanceur d’alerte. Que faut-il retenir et conclure de ces changements ?

Des leviers ont été actionnés en faveur de la protection des lanceurs d’alerte

La notion de lanceur d’alerte est une notion relativement récente, contemporaine à tout le moins, qui pourrait trouver ses sources en France dès 1898 dans l’Aurore avec le célèbre « J’accuse » de Zola adressé au Président Félix Faure, ou plus récemment, en 1969, dans une conception plus anglo-saxonne avec Daniel Ellsberg.

En France, la première référence au lanceur d’alerte est apparue dans les articles 6 à 16 de la loi Sapin 2 du 10 décembre 2016. En 2019, l’Union européenne a préparé sa directive dite « lanceur d’alerte » : la transposition de cette dernière, venant modifier les articles précités en droit français, est intervenue en mars 2022. Elle a sensiblement fait évoluer, entre autres, la protection du lanceur d’alerte. Effectivement, différents leviers ont été actionnés à cet effet :

  • la capacité à dénoncer des faits dont la définition est de plus en plus extensive, et portée par une population de plus en plus large,
  • la capacité à franchir certaines limites légales, au bénéfice du lanceur d’alerte,
  • la protection du lanceur d’alerte, les différents statuts qui sont attachés à ce dernier, et les sanctions passibles pour tous ceux qui entraveraient son action.

Dans le détail :

L’extension de l’éligibilité à la notion d’alerte

La définition du lanceur d’alerte se voit modifiée par touches parfois très significatives.

La fin du désintéressement

Là où le lanceur d’alerte devait être « désintéressé », il peut désormais « être intéressé de façon indirecte », ce qui ouvre la porte à la possibilité de sa rémunération. Chose expressément proscrite auparavant.[1]

L’abandon de la notion de gravité

Là où le lanceur d’alerte pouvait dénoncer au-delà des crimes et délits des atteintes particulièrement graves à l’intérêt général, le nouveau texte ne parle que de « menace ou de préjudice pour l’intérêt général ». La notion de gravité a disparu, ouverture possible à la délation de stationnement irrégulier sur la voie publique – simple contravention, mais constituant sans nul doute un préjudice pour l’intérêt général. Notion par ailleurs nullement définie, ouvrant la porte à la délation de n’importe quelle atteinte morale ou même philosophique.[2]

L’abandon de la notion de connaissance personnelle des faits signalés

Là où le lanceur d’alerte devait avoir eu personnellement connaissance des faits dénoncés, le nouveau texte précise qu’il ne doit avoir eu personnellement connaissance des faits dénoncés, que dans le cas où les informations n’ont pas été obtenues dans le cadre professionnel. En creux, dans le monde professionnel, le lanceur d’alerte peut rapporter des faits qu’il tient d’autrui.[3]

L’extension de la notion même d’alerte

Là où initialement un signalement ne pouvait être fait que sur des faits s’étant produits, le texte prévoit désormais qu’un signalement peut être produit sur base de faits « très susceptibles de se produire dans l’entité concernée », ouvrant potentiellement ainsi la porte à l’extension du nombre de signalements : on ne signale pas seulement ce qui s’est produit, mais également ce qui pourrait se produire.[4]

L’extension de l’éligibilité de la notion de lancement d’alerte

L’extension de la notion de qualité de lanceur d’alerte personne physique

La qualité du lanceur d’alerte est également précisée. Au-delà d’être une personne physique, il peut être[5] :

  • un membre du personnel,
  • un ancien membre du personnel dès lors qu’il a pris connaissance des faits reportés pendant l’exercice de son ancienne profession,
  • un candidat à un emploi au sein de l’entité, lorsque les informations déclarées ont été obtenues pendant la candidature,
  • un actionnaire, associé, titulaire de droit de vote au sein de l’assemblée générale de l’entité,
  • un membre du conseil d’administration, du conseil de direction ou de surveillance,
  • un collaborateur extérieur et occasionnel,
  • un cocontractant, un sous-traitant, ou s’il s’agit de personnes morales, les membres de l’organe d’administration, de direction ou de surveillance de ces cocontractants et sous-traitants, ainsi que les membres de leur personnel.

Ce qui signifie que l’éligibilité à la qualité de lanceur d’alerte est étendue quasiment à toute personne, ou presque, qui franchit les murs de l’entreprise. L’extension aux salariés des cocontractants est à ce titre éloquente.

L’extension de la notion à des personnes autres que le lanceur d’alerte lui-même

Là où le lanceur d’alerte était le seul à pouvoir lancer des alertes et à être protégé à ce titre, 3 autres catégories pouvant bénéficier des mesures de protection des dispositions de la loi Sapin 2 ont été déterminées[6] :

  • les facilitateurs, personnes physiques ou morales de droit privé à but non lucratif, qui aident à établir une divulgation, traduire ONG, associations et syndicats,
  • les personnes physiques en lien avec le lanceur d’alerte, sans plus de précision,
  • les entités juridiques contrôlées par un lanceur d’alerte pour lesquelles il travaille ou avec il est en lien dans un contexte professionnel, ce qui signifie que la protection est étendue à des personnes morales contrôlées par le lanceur d’alerte, qui peut ainsi être par transition un client ou un fournisseur de l’entité contre qui l’alerte aurait été lancée.

Assouplissements autour du processus de lancement d’alerte

La capacité à lancer une alerte à l’extérieur, directement

Au-delà du signalement interne, et sans autre condition, le lanceur d’alerte peut également adresser un signalement externe, directement ou après un signalement[7] interne auprès :

  • d’une autorité compétente désignée par décret,
  • du défenseur des droits qui l’orientera vers les autorités à même d’en connaître,
  • de l’autorité judiciaire.
  • d’une institution, d’un organe ou d’un organisme de l’Union européenne compétent pour recueillir des informations.

Plus besoin donc de procéder d’abord par la voie hiérarchique et interne avant de porter le signalement à l’extérieur, de droit public donc, qui pourra actionner l’art. 40 du Code de procédure pénale[8]. Feu donc, la règle de bon sens, qui limitait le recours à l’extérieur.

Le signalement public, à la presse par exemple, est également possible sous certaines conditions, sans évolution par rapport au texte initial.

Le renforcement de la protection du lanceur d’alerte anonyme

Là où auparavant un lanceur d’alerte anonyme ne pouvait être protégé, faute d’être identifié, le nouveau texte prévoit que s’il est identifié après son signalement[9], il bénéficiera de la même protection que le lanceur d’alerte, non anonyme.

(Ir)responsabilité du lanceur d’alerte

L’irresponsabilité (pas sa responsabilité) du lanceur d’alerte est largement renforcée.

Ainsi, les lanceurs d’alerte ne sont-ils pas civilement responsables[10] des dommages causés du fait de leur signalement ou de leur divulgation publique dès lors qu’ils avaient des motifs raisonnables de croire, lorsqu’ils y ont procédé, que le signalement ou la divulgation publique était nécessaire à la sauvegarde des intérêts en cause.

Irresponsable civil donc, mais également irresponsable pénal, le lanceur d’alerte bénéficie d’un statut très particulier[11].

Au-delà de cette irresponsabilité, le lanceur d’alerte, une fois son statut acquis, ne peut se voir opposer les mesures suivantes par son employeur, étant entendu que certains de ces cas de figure sont déjà visés par la loi et ne méritaient sans doute pas une redite, sans faire état de celles que nous n’aurions probablement même pas imaginées[12] :

  • suspension, mise à pied, licenciement ou mesures équivalentes,
  • rétrogradation ou refus de promotion,
  • transfert de fonctions, changement de lieu de travail, réduction de salaire, modification des horaires de travail,
  • suspension de la formation,
  • évaluation de performance ou attestation de travail négative,
  • mesures disciplinaires imposées ou administrées, réprimande ou autre sanction, y compris une sanction financière,
  • coercition, intimidation, harcèlement ou ostracisme,
  • discrimination, traitement désavantageux ou injuste,
  • non-conversion d'un contrat de travail à durée déterminée ou d'un contrat temporaire en un contrat permanent, lorsque le travailleur pouvait légitimement espérer se voir offrir un emploi permanent,
  • non-renouvellement ou résiliation anticipée d'un contrat de travail à durée déterminée ou d'un contrat temporaire,
  • préjudice, y compris les atteintes à la réputation de la personne, en particulier sur un service de communication au public en ligne, ou pertes financières, y compris la perte d'activité et la perte de revenu,
  • mise sur liste noire sur la base d'un accord formel ou informel à l'échelle sectorielle ou de la branche d'activité, pouvant impliquer que la personne ne trouvera pas d'emploi à l'avenir dans le secteur ou la branche d'activité,
  • résiliation anticipée ou annulation d'un contrat pour des biens ou des services,
  • annulation d'une licence ou d'un permis,
  • orientation abusive vers un traitement psychiatrique ou médical.

La permission de supposer

Autre élément intéressant, le texte précise que si une entreprise venait à prendre une telle mesure vis-à-vis d’un salarié et que ce salarié « présentait des éléments de fait qui permettent de supposer qu'il a signalé ou divulgué publiquement des informations[13] », autrement dit qu’il « ressemblerait » à un lanceur d’alerte, alors, c’est à l’entreprise de démontrer que sa décision est justifiée.

La tournure est ici assez curieuse : une entreprise prendrait des mesures coercitives, et quelqu’un, pas le salarié lui-même qui dès lors se déclarerait lanceur d’alerte, laisserait supposer par ailleurs (une association, un syndicat vraisemblablement…) que ce salarié faisant l’objet d’une telle mesure, pourrait être un lanceur d’alerte, sans que lui-même ne le sache.

Le demandeur, lanceur d’alerte donc, peut demander au juge que lui soit allouée une provision[14] pour frais de l’instance ou pour couvrir ses subsides. Le juge peut par ailleurs décider à tout moment de la procédure que cette provision est définitivement acquise.

Faire un signalement et voir les honoraires d’avocats pris en charge est ainsi une autre facilité offerte au lanceur d’alerte.

La permission de receler, de détourner, de soustraire

Enfin, toujours en matière d’(ir)responsabilité, le texte précise que « n'est pas non plus pénalement responsable le lanceur d'alerte qui soustrait, détourne ou recèle les documents ou tout autre support contenant les informations dont il a eu connaissance de manière licite et qu'il signale ou divulgue[15] ».

Cela signifie que celui qui révèle des informations qu’il a obtenues et qui étaient couvertes par une obligation de secret type NDA, ne peut pas être poursuivi à ce titre. Il est ici curieux de noter que figurent dans la même phrase recel d’informations et « obtenues de façon licite ». Une contradiction : le recel, qui est le fait de dissimuler, de détenir ou de transmettre une chose, sachant que cette chose provient d'un crime ou d'un délit[16], est puni par la loi. Ce texte légitime don une activité pénalement qualifiée, en la qualifiant de licite.

Disposition également applicable « au complice de ces infractions » que sont, rappelons-le, la soustraction, le détournement ou le recel, des documents dont il a eu connaissance de manière licite[17].

L’acte de lancement d’alerte susceptible d’être objet de discrimination

En matière de droit du travail, « aucune personne ne peut être écartée d'une procédure de recrutement ou de l'accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ni faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, […] pour avoir signalé ou divulgué des informations dans les conditions prévues aux articles 6 et 8 de la même loi. »[18].

A noter, il n’est apparemment pas nécessaire que l’alerte lancée soit en lien avec la décision de l’entreprise, ce qui place le lanceur d’alerte dans une position de salarié super-protégé.

Cette disposition s’applique également aux témoins du contenu de l’alerte lancée, de même qu’aux témoins de harcèlement moral ou sexuel.

La qualité de lanceur d’alerte rentre donc dans les catégories pouvant faire l’objet d’une action en discrimination, comme ce serait le cas pour des agissements fondés sur l’origine, le sexe, la situation de famille… La loi complète ainsi la longue liste de l’Art. 225-1 du Code pénal, et fait peser sur l’auteur du délit de discrimination, c’est-à-dire de toute distinction opérée sur la qualité de lanceur d’alerte, une peine d’emprisonnement de 3 ans et de 45 000 euros d’amende.

La protection contre les abus… de l’entreprise

En cas d’action abusive ou dilatoire de l’entreprise contre le lanceur d’alerte, le montant de l’amende civile est porté à 60 000 euros[19], sans préjudice de l’octroi de dommages et intérêts à la partie victime de l’action abusive ou dilatoire. Des peines complémentaires d’affichage ou de diffusion de la décision prononcée peuvent également être encourues.

Et quelques mesures protectrices

Le Conseil des Prud’hommes peut obliger l’employeur en complément de toute sanction :

  • obliger l’employeur à abonder le compte personnel de formation du salarié ayant lancé l’alerte jusqu’à son plafond[20],
  • assurer la mise en place de soutien psychologique à destination des personnes ayant adressé un signalement[21]
  • accorder un soutien financier temporaire s’il est estimé que la situation financière du lanceur d’alerte s’est gravement dégradée en raison du signalement.

En conclusion, ce nouveau texte place le lanceur d’alerte au cœur d’un dispositif particulièrement protecteur. En effet, il lui permet une liberté si accrue qu’elle lui donne même la possibilité d’enfreindre de façon légitimée les engagements qu’il aurait pu prendre ou que la loi lui impose, si le lanceur d’alerte considère que la dénonciation en vaut la chandelle.

Ainsi, la notion de protection du secret se voit remise en question et interroge, puisque le lanceur d’alerte peut passer outre toute notion de secret si l’objectif poursuivi concourt à révéler une vérité de qualité supérieure, en quelque sorte.

[1] Art. 1 de la Loi, Art. 6-1 nouveau de la loi Sapin 2

[2]idem

[3]idem

[4] Art. 3 de la loi, Art. 8 – I A nouveau de la loi Sapin 2

[5] Art. 3 de la loi, Art. 8 – I A nouveau de la loi Sapin 2

[6] Art. 2 de la Loi, Art. 6-1 nouveau de la loi Sapin 2

[7] Art. 3 de la Loi, Art. 7-1 2° nouveau de la loi Sapin 2

[8] […] Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs.

[9] Art. 3 de la Loi, Art. 7-1 3° nouveau de la loi Sapin 2

[10] Art. 6 de la loi, Art. 10-1 I nouveau de la loi Sapin 2

[11]idem

[12] Art. 6 de la loi, Art. 10-1 I nouveau de la loi Sapin 2

[13] Art. 6 de la Loi, Art. 10-1 III nouveau de la loi Sapin 2

[14]idem

[15] Art. 6 II de la Loi, Art. 122-9 du Code Pénal

[16] Art. 32-1 du Code Pénal

[17] Art 6 II de la loi, dernier alinéa, art. 122-9 du Code Pénal

[18] Art. L 1121-2 du Code du Travail

[19] Art. 9 de la Loi, Art. 13-II nouveau de la Loi Sapin 2

[20] Art. 8, II de la loi

[21] Art. 12 de la loi

Auteur