Les algorithmes peuvent-ils prendre de meilleures décisions de justice que les Hommes ?

Le 3 mars 2021 |
Si pour l’heure, les projets de recours à la data par la justice n’en sont qu’à leurs balbutiements, les professionnels du droit comme les justiciables semblent globalement favorables à une forme limitée d’automatisation des décisions de justice. A l’évidence, s’appuyer sur le potentiel des algorithmes constituerait une innovation vertueuse, avec à la clé gain d’efficacité, meilleure prévisibilité, hausse des accords amiables, diminution de l’aléa judiciaire, amélioration de la sécurité juridique... Alors que les technologies investiront tôt ou tard la justice, est-il pour autant réaliste d’imaginer être jugé, un jour, par une intelligence artificielle ?

Les algorithmes ont de quoi séduire les magistrats comme les justiciables

Pour le traitement des petits litiges par les magistrats et le constat de certaines infractions par les services de police, le recours aux algorithmes pourrait apporter une réponse aux problématiques de sous-effectifs à l’origine de l’encombrement des juridictions, le délai de traitement de certaines affaires pouvant atteindre deux ans, rien qu’en première instance. En effet, l’exploitation de la data permettrait d’optimiser la gestion des litiges et par conséquent d’écourter ces délais, dont les justiciables se plaignent d’autant plus qu’ils avancent des frais sans même avoir la certitude que la réparation de leur préjudice sera à la hauteur des sommes engagées.

Bonne nouvelle pour les justiciables, la prévisibilité rendue possible par les algorithmes sera en mesure de leur fournir une idée précise, à la fois des probabilités de succès de leur recours, du montant de la condamnation à laquelle ils sont exposés, mais aussi des frais de justice récupérables, qui, parfois, peuvent équivaloir voire dépasser l’enjeu du litige. Les sommes estimées ainsi mises en perspective avec le taux de réussite présumé du recours pourraient bien encourager les justiciables à privilégier les accords amiables pour les petits contentieux d’ordre civil ou commercial. Mécaniquement, la diminution du nombre de procédures participerait elle aussi au désengorgement des tribunaux et offrirait aux magistrats la possibilité de se concentrer sur les affaires plus complexes aux enjeux plus importants, en y allouant davantage de temps.

A ce jour, les compétences nécessaires à la mise en place de logiques algorithmiques relèvent encore essentiellement du secteur privé et ne sont pas encore internalisées au sein du système judiciaire français, dont la transformation digitale n’a d’ailleurs véritablement démarré qu’au cours de l’année qui vient de s’écouler, la crise sanitaire en ayant de facto accéléré le processus. C’est pourquoi la définition précise, en amont de l’investissement, des objectifs de cette possible automatisation constituera un enjeu de taille dans les prochaines années au vu de l’ampleur du chantier.

Couvrir des cas d’application adaptés : les contentieux « simples »

La pertinence de faire intervenir de l’algorithmie dans les démarches et activités judiciaires dépendra de plusieurs facteurs : de la matière dont il est question, de la nature de l’infraction, du type de litige, de sa reproductibilité, du montant en jeu, et enfin du contexte, laissé à l’appréciation souveraine des juges du fond. L’automatisation des décisions de justice pourrait donc permettre de traiter les contentieux essentiellement classiques, répétitifs, quantifiables, à enjeu limité et ne nécessitant pas nécessairement d’analyse au cas d’espèce ni de plaidoirie : cela pourrait être le cas, notamment, du recouvrement de certaines petites créances, de certaines infractions routières, ou encore de certains contentieux simples en matière de droit de la famille ou de droit du travail. Autant de cas dont la gestion pourrait être aisément déléguée à des solutions allant de systèmes experts (e.g : arbre de décision) jusqu’à des modèles déterministes plus complexes.

Ce type de litiges contribuant largement à la saturation des juridictions, il est clair que l’automatisation des prises de décision constituerait une avancée notable pour les justiciables et professionnels du droit, mais aussi, par extension, pour d’autres professions à l’instar de l’expertise comptable dont l’outillage a d’ores et déjà commencé. Aujourd’hui, les experts-comptables recourant aux techniques d’automatisation voient par exemple le traitement du recouvrement de créances – une tâche chronophage et à faible valeur ajoutée – nettement simplifié.

La justice resterarendue par les Hommes

Humaine par essence, la justice continuera de reposer sur une approche personnalisée, laquelle requiert une appréciation au cas par cas au vu du caractère unique de chaque affaire. Or, la data et les algorithmes, aussi puissants et sophistiqués soient-ils, ne peuvent appréhender ni qualifier juridiquement les faits comme le feraient les avocats et les magistrats à l’aune de leur déroulé, de la bonne ou mauvaise foi des parties et de la jurisprudence rendue en la matière, laquelle ne concerne jamais strictement la même espèce. C’est d’ailleurs la difficulté à accéder à ces éléments complexes sous la forme de données exploitables et dépourvues de biais pour entraîner un modèle qui constitue aujourd’hui la principale limite de l’intelligence artificielle.

Au-delà, le droit français ne laisserait de toute manière à ces outils qu’une place très restreinte dans le traitement des affaires complexes. En effet, contrairement à la justice anglo-saxonne, la justice française n’est pas une justice de précédents, dont le principe repose sur la seule et automatique prise en compte, par les juges, des décisions d’ores et déjà rendues. Or, c’est précisément de ces précédents et historiques dont ont besoin les logiques algorithmiques d’analyse prédictive. Appliquées aux cas complexes, ces dernières n’auraient donc que peu d’intérêt en France : à la fois pour les juges, compte tenu du fait qu’ils ne font que s’inspirer des décisions antérieures pour appréhender et trancher une nouvelle affaire, et pour les justiciables, dont les pronostics relatifs à l’issue de leur recours ne seraient donc que peu fiables. Difficile en effet d’interpréter les données au vu de la complexité de la matière et de l’aléa des décisions judiciaires, qui, même lorsqu’elles ont été rendues, peuvent par la suite être infirmées en appel ou en cassation.

Il semble délicat d’affirmer aujourd’hui que des algorithmes pourront prendre de meilleures décisions de justice que les Hommes. Toutefois, mis au service de l’humain qu’ils ne sauraient remplacer, ils contribueront activement à l’efficacité, à la transparence et au bon fonctionnement du système de justice français pour les litiges les plus simples et les plus répétitifs, en permettant aux magistrats, demain « augmentés », d’exercer encore mieux et toujours plus justement leur jugement des affaires juridiquement les plus complexes.

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