Pertes définitives étrangères : éclairage sur le cas des succursales étrangères dans un paysage jurisprudentiel encore obscur

Le 21 décembre 2022 |
Le juge français et européen ont précisé la question de l’imputabilité sur l’impôt français des pertes générées à l’étranger. Si le principe de l'imputation des pertes d'une succursale européenne ayant cessé son activité sur les résultats de la société française qui la détenait est admis depuis la jurisprudence européenne Bevola de juin 2018 , quelques incertitudes demeurent quant au caractère définitif des pertes exigées. La récente décision du 9 juin 2022 des juges versaillais, appliquant au droit interne la jurisprudence européenne Bevola, apporte des précisions à la fois sur la notion de « pertes définitives » mais aussi sur le périmètre d’imputabilité de celles-ci.

État des lieux de la jurisprudence européenne

C’est par une décision du 13 décembre 20051 que la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a jugé pour la première fois qu’il était contraire au principe de la liberté d'établissement prévu aux articles 43 et 48 du Traité instituant la Communauté Européenne (devenus les articles 49 et 54 du Traité sur le fonctionnement de l'Union Européenne) d’exclure la possibilité, pour une société mère résidente, de déduire de son bénéfice imposable des pertes subies dans un autre Etat membre par une filiale établie sur le territoire de celui-ci dans une situation où :

  • d’une part, la filiale non résidente a épuisé les possibilités de prise en compte des pertes qui existent dans son État de résidence au titre de l’exercice fiscal concerné par la demande de dégrèvement ainsi que des exercices fiscaux antérieurs, et où,
  • d’autre part, il n’existe pas de possibilités pour que ces pertes puissent être prises en compte dans son État de résidence au titre des exercices futurs, soit par elle-même, soit par un tiers, notamment en cas de cession de la filiale à celui-ci.

Cette décision Marks & Spencer a ensuite été confirmée par l’arrêt Commission européenne c/ Royaume-Uni2, qui a précisé que le caractère définitif des pertes impliquait également l’absence totale de perception de recettes dans l’État de résidence.

C’est dans ce contexte que le juge européen a, quelques années plus tard, décidé d’étendre cette même possibilité aux pertes subies par l’établissement stable étranger d’une société implantée au Danemark dans l’arrêt Bevola précité.

De même que pour les filiales étrangères, l’imputation sur le résultat d’une société implantée dans un Etat membre des pertes subies par son établissement stable étranger ne saurait être admise qu’à la seule condition que la société résidente apporte la preuve du caractère définitif des pertes qui suppose, d’une part, que la société qui le détient ait épuisé toutes les possibilités de déduction de ces pertes que lui offre le droit de l’État membre où se trouve cet établissement et, d’autre part, a cessé de percevoir de ce dernier une quelconque recette, de sorte qu’il n’existe plus aucune possibilité pour que lesdites pertes puissent être prises en compte dans ledit État membre (arrêt Bevola pt. 64).

La jurisprudence Bevola est reprise par le juge versaillais

Sur la base de la jurisprudence européenne de ces dernières années ayant permis de dégager une grille de lecture pour l’imputation, sur les résultats d’une société, des pertes subies à l’étranger par ses filiales ou ses établissements stables européens, la Cour administrative de Versailles est venue appliquer au droit français la solution issue de l’arrêt Bevola reposant sur le caractère définitif des pertes dont l’imputation est demandée. Est ainsi admis en droit interne l'imputation des pertes d'une succursale européenne ayant cessé son activité sur les résultats de la société française qui la détenait, selon les mêmes conditions énoncées par la CJUE et indiquées ci-avant.

En complément de cette confirmation, la Cour administrative de Versailles a apporté deux précisions bienvenues ; l’une relative à la démonstration de l’absence de valorisation économique des pertes d’une succursales et l’autre à l’étendue des pertes pouvant être imputées.

Précisions sur la notion de « pertes définitives » dans l’hypothèse d’une succursale étrangère

L’arrêt de la Cour administrative d’appel est remarquable en ce qu’il délimite les contours de la notion de « pertes définitives » compte tenu du statut spécifique d’une succursale étrangère.

Se prévalant de la condition posée par l’arrêt Marks & Spencer selon laquelle des pertes ne peuvent être qualifiées de définitives s’il reste possible de les faire valoir économiquement en les transférant à un tiers avant la clôture de la liquidation, l’administration fiscale française faisait valoir que la requérante n’établissait pas l’impossibilité de valoriser les pertes en cédant la succursale.

Dans la présente affaire, les juges versaillais indiquent utilement que contrairement à l’hypothèse de pertes provenant d’une filiale étrangère, une société française n’a pas à démontrer l'impossibilité de valorisation économique des pertes de sa succursale tel que l’impose la jurisprudence Marks & Spencer et le rappelle l’arrêt Homen AB3.

En effet, cette impossibilité est constatée de fait dans la mesure où une succursale ne possède pas la personnalité juridique. Ainsi, eu égard à cette absence de personnalité juridique, une société ne peut céder que les éléments d’actifs de sa succursale, parmi lesquels ne figurent pas les attributs fiscaux.

Dès lors, pour que les pertes d’une succursale étrangère puissent être considérées comme définitives (et donc imputables sur les résultats de la société française qui la détient), ces pertes doivent certes remplir les deux conditions dégagées par la décision Bevola, mais la démonstration de l’un des aspects du caractère définitif des pertes, exigées s’agissant d’une filiale, n’est pas requise s’agissant d’une succursale.

Délimitation du périmètre d’imputabilité desdites pertes

La décision SCA Financière SPIE Batignolles renseigne également le contribuable sur le périmètre d’imputabilité des pertes provenant d’une succursale étrangère.

Tout d’abord, la Cour administrative d’appel de Versailles énonce que l'imputation n’est pas limitée aux pertes de l’exercice de liquidation mais s’étend à l'ensemble des pertes accumulées et en report à la date de la cession d’activité et que la circonstance que sa succursale luxembourgeoise n’était pas déficitaire lors de l’exercice de liquidation n’interdit pas de considérer les pertes accumulées à cette date comme des pertes définitives pouvant être imputées par la société française qui la détient. Ensuite, la Cour administrative d’appel de Versailles apporte des précisions nécessaires dans l’hypothèse d’une société faisant partie d’un groupe d’intégration fiscale.

Il convient de rappeler que l’article 223-I du CGI n’autorise pas la prise en compte par une société intégrante des déficits qu’a réalisé une société intégrée avant son entrée dans le groupe et non encore imputés ; ceux-ci n’étant reportables que sur les résultats réalisés au titre d’exercices postérieurs à sa sortie du groupe d’intégration fiscale.

L’administration fiscale se prévalait donc de ces règles spécifiques d’imputation des déficits pour refuser l’imputation, sur le résultat fiscal du groupe d’intégration auquel la société française appartenait, des pertes générées par sa succursale dans la mesure où ces dernières avaient été générées à une date antérieure à celle de l’entrée de la société française dans son groupe d’intégration fiscale.

Or, suivant les conclusions générales du rapporteur public, les juges versaillais estiment que les pertes finales n’étant pas limitées à celles de l’exercice de liquidation, l’année d’imputation des pertes par une société propriétaire d’une succursale coïncide nécessairement avec l’année au terme de laquelle les pertes de sa succursale sont devenues définitives, à savoir l’exercice de la liquidation de sa succursale.

En d’autres termes, dans l’hypothèse d’une société française membre d’un groupe intégré et qui détient une succursale à l’étranger, est sans incidence sur le fait que cette société française ait rejoint le groupe intégré postérieurement à la réalisation des pertes de sa succursale dès lors que les pertes ne sont devenues définitives qu’au moment de la liquidation de la succursale étrangère, laquelle est intervenue, au cas d’espèce, durant la période d’intégration de la société ; autorisant leur imputation sur le résultat d’ensemble du groupe d’intégration.

En conclusion, retenons que la présente décision est particulièrement favorable aux sociétés françaises. Néanmoins, elle ne résout pas définitivement les divergences demeurant au sein de la jurisprudence française4 et mériterait d’être soumise à l’opinion du Conseil d’Etat, lequel a récemment refusé d’admettre un pourvoi formé dans la société Groupe Lucien Barrière. Ce pourvoi visait à contester le refus de la CAA d’admettre la possibilité d'imputer les pertes définitives d'une filiale européenne liquidée sur le résultat d'ensemble d'un groupe d'intégration fiscale français retenue par le Tribunal administratif de Montreuil et à interroger la CJUE sur la transposabilité de sa jurisprudence Marks & Spencer au régime français et sur la notion de « pertes définitives ».

1 CJUE, 13 décembre 2005, aff. 446/03, Marks et Spencer

2 CJUE 3-2-2015 aff. 172/13, Commission européenne c/ Royaume-Uni

3 CJUE 19 juin 2019 aff. 608/17, Homen AB

4 TA de Montreuil du11 février 2021, n°1804038, Sté Générale (refusant d’admettre le caractère définitif des pertes de la filiale étrangère)

5 Décision de non-admission du 7 octobre 2021 du pourvoi formé contre l’arrêt de la CAA Versailles, 23 juin 2020, n°19VE01012, Groupe Lucien Barrière

6 TA Montreuil, 1re ch., 17 janv. 2019, Groupe Lucien Barrière, n° 1707036

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